BeDA - OPSA, Lettre n°2, Questionnements sur l’ECOMOG : Liberia, Sierra Leone et Guinée-Bissau

 

Questionnements sur l’ECOMOG : Liberia, Sierra Leone et Guinée-Bissau
Lettre de l'OPSA n°2, décembre 1999

 

par Roland Adjovi
Moniteur à l'Université de Bouaké (Côte d'Ivoire)
UFR Sciences Juridiques, Administratives et de Gestion.

 

En décembre 1989, lorsque la guerre civile commence au Libéria, la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) – organisation économique à la base – avait déjà un instrument de coopération militaire : le Protocole de Non Agression de 1978 qui prohibe tout usage de la force armée entre les Etats contractants. Son article 5 dispose de la création d’un Comité spécial pour le règlement des différends. En mai 1990, c’est ce Comité qui est mis en place – il a pour nom Comité Permanent de Médiation (EMSC de son sigle anglais : ECOWAS Mediation Standing Committee) (1) – décide de la mise en place d’une force d’interposition au Libéria. C’est la création de l’ECOWAS Monitoring Group (Groupe d’Observation militaire de la CEDEAO) connu sous le sigle une fois encore anglais ECOMOG.

Mais cette force qui devait ressembler aux opérations de la maintien de la paix onusienne – du moins selon la pratique ayant eu cours jusqu’alors – a très vite pris une autre tournure : dès lors que les casques blancs ont été pris sous le feu des combattants du Front National Patriotique du Libéria (FNPL) de Charles Taylor, ils ont riposté et même poursuivi leurs assaillants. Ce fut une première évolution vers l’imposition de la paix. Puis avec les accords de paix et leur mise en œuvre effective, elle est devenue force de sécurité interne. Entre temps, la Sierra Leone s’est aussi quelque peu embrasé : des soldats ont pris le pouvoir en chassant un président élu, Ahmad Tejan Kabbah. L’ECOMOG est alors envoyé au secours des forces – bien minces cependant – restées fidèles au président déchu. Et enfin, c’est la Guinée-Bissau qui est sous le feu avec la mutinerie de la majorité de l’armée sous la houlette du général chef d’état major, Ansumane Mane. Là encore, on tente de recourir à l’ECOMOG.

Evidemment, face à cette utilisation répétée, une question surgit qui est celle de la place exacte de l’ECOMOG dans l’architecture de la CEDEAO. Mais avant d’en arriver à ce point, il est nécessaire de procéder à une étude comparative des différentes crises.

 

A- Trois crises de pouvoir aux conséquences régionales différentes…

 

Fondamentalement, dans les trois pays, il s’agit d’abord d’une crise du pouvoir dans la mesure où il y a émergence d’une contestation armée du pouvoir politique. De part et d’autres cette contestation est favorisée par une situation économique critique dont le pouvoir en place est souvent – à tort ou à raison – jugé responsable.

Mais la similitude s’arrête à ces grands traits perceptibles par ailleurs sous d’autres cieux, sans qu’ils ne débouchent pour autant sur une crise armée. Car d’une part, au Libéria, on assiste à une crise dont l’impact régional est loin d’être nul, tandis qu’à Freetown et à Bissau, la guerre reste circonscrite à l’espace territorial national. D’autre part, en Sierra Leone le président est déchu et remplacé par un nouveau pouvoir dont l’effectivité ne fait point de doute, tandis qu’au Libéria il n’y a plus d’autorité politique notamment après l’assassinat de Samuel Doe et qu’en Guinée-Bissau le président est toujours en place. Enfin, la crise en Guinée-Bissau ne prend pas entièrement pied dans la politique : c’est plus un différend entre personnes (2) même si l’intervention sénégalo-guinéenne pourrait porter à croire qu’il s’agit d’un différend politique à impact régional important (3).

Ainsi seule la guerre civile au Libéria impliquait réellement toute la sous-région : on se souvient des flots de réfugiés dans les pays environnants, de la montée de la criminalité dans certaines régions proches du Libéria, des incursions des rebelles en Côte d’Ivoire mais aussi en Guinée et en Sierra Leone. Les autres crises impliquaient aussi la sous-région mais à une degré moindre. Une action diplomatique intense pouvait suffire, au pire une force d’interposition en Guinée-Bissau pour faire respecter le cessez-le-feu, et un processus de transition concerté en Sierra Leone à défaut de trouver un compromis entre les putschistes du major Koromah et le président déchu A. T. Kabbah. Dans ce dernier cas, l’ECOMOG pouvait être utilisé à titre dissuasif.

 

B- …Mais une même force

 

Malgré ces différences de fond relevées dans les trois crises, la mission de la force ne semble pas varier de beaucoup.

En effet elle aboutit toujours à une imposition de la paix. Au Libéria, elle avait pour mission à l’origine de faire respecter le cessez-le-feu. Or, au moment où elle est créée, il n’y avait pas encore de cessez-le-feu à faire respecter. Et après l’opération Octopus des combattants FNPL, elle a poursuivi son offensive : le droit à la légitime défense ne peut pas justifier ce dépassement. Car la riposte à toute attaque – l’exercice donc du droit à se défendre contre tout agresseur – est soumise au principe de proportionnalité. C’est donc une mutation de la mission qui s’est ainsi opérée : désormais il ne s’agit plus de faire respecter un cessez-le-feu mais bien d’imposer la paix aux combattants libériens.

En Sierra Leone, l’ECOMOG n’a pas pu commencer par une interposition puisqu’il y avait encore des combats ouverts lorsque des contingents nigérians de la force ouest-africaine ont pris position à Freetown venant en soutien aux contingents nigérians qui étaient déjà en place en vertu d’un accord de coopération militaire avec le Nigeria (4). La volonté d’imposer non pas la paix, mais le pouvoir déchu par les armes est dès lors évidente.

En Guinée-Bissau, il n’y a pas non plus d’accord de cessez-le-feu : il est donc fort probable qu’il ne s’agisse encore d’imposition de la paix. Mais le champ reste ouvert puisque la CEDEAO (ou toute autre instance de médiation) peut bien aboutir à un accord de cessez-le-feu avant l’intervention. Quel que soit le schéma adopté, les rapports de force en place qui donnent l’avantage aux mutins (5) et les difficultés à réunir le président Vieira et l’ex chef d’état major sur une table de négociation, poussent à penser que la tâche d’une force d’intervention ne serait pas facile et qu’inévitablement on assisterait à une évolution à la libérienne avec imposition de la paix au bout du compte (6).

On remarque donc une constante : l’imposition de la paix par la sous-région bien que l’impact régional et l’importance politique de la crise soient différents dans ces trois situations.

 

C- L’ECOMOG dans l’architecture de la CEDEAO

 

A l’origine la force d’intervention ECOMOG a été spécialement créée pour le Libéria, même si dans sa dénomination cet aspect n’apparaît pas. Mais son utilisation dans le contexte sierra-léonais ne pouvait pas ne pas modifier sa place dans le cadre institutionnel de la CEDEAO. De force circonstancielle dont la mission d’intervention se limitait au Libéria en guerre civile, l’ECOMOG est devenu bras armé de la CEDEAO utilisable sous d'autres cieux sur décision de l’organisation sous-régionale. Ceci depuis le sommet des Ministres des Affaires Etrangères, de la Défense et de la Sécurité des Etats membres qui s’est tenu à Yamoussokro en mars 1998 (7) ; ce qui vient d'être entériné par le sommet des Chefs d'Etat et de Gouvernement d'Abuja au Nigeria.

Cette évolution n'est pas à rejeter : elle est la bienvenue et marque une volonté réelle de la sous-région de résoudre le problème de la conflictualité. Même l'ONU où la Charte de San Francisco prévoit la mise en place de forces conjointes ou d'accords d'association avec des organisations régionales et les Etats, n'a toujours pas réussi à créer cette "armée" encore moins à mettre sur pied un état-major unifié sous le commandement du Secrétaire Général (8).

Mais ce bras armé ne pourra jouer pleinement son rôle que dans un cadre décisionnel précis et sous des modalités en partie connues.

1- Le cadre décisionnel

Il faut déterminer essentiellement l'organe ayant autorité pour envoyer la force ouest-africaine. Pour ce faire, le choix est simple : un organe existant ou un organe nouveau. Pour les premiers, nous pensons que leur périodicité et le grand nombre de personnes les comprenant nuisent à l'efficacité que l'organisation recherche parce que, dans ces organes, il sera difficile d'obtenir rapidement une réunion encore moins une décision.

Notre choix se porte donc sur la mise en place d'un nouvel organe sur le modèle de l'ESMC : ce serait le Comité de crise pour X (pays). L'avantage serait que sa composition serait toujours fonction des circonstances particulières de la crise à traiter. De plus le nombre réduit de ses membres (4 à 5 maximum) assure une rapidité des décisions que la communauté internationale a pu apprécier en 1990 face à la guerre civile au Libéria. Au sein de cet organe, il faut faire prévaloir le principe de la majorité dans le processus de décision. Enfin dans la détermination des membres devant siéger pour le règlement d'une crise, il faut écarter d'office tout Etat membre qui a un intérêt direct (parti pris) dans la crise - ou tout au moins priver cet Etat de droit de vote. Ainsi dans le cas bissau-guinéen, le Sénégal et la Guinée ne pourront point participer au Comité de crise pour la Guinée-Bissau, parce qu'ils ont pris part au conflit et aux côtés du président Vieira et donc contre les mutins.

Pour accentuer la nécessité de réagir vite aux crises, le Comité sera mis en place par le Secrétaire Général après consultation du président en exercice - ou de président sortant ou entrant.

2- Les modalités d'intervention

Il est difficile d'avoir un cadre d'intervention précis et construit in abstracto. Il n'est d'ailleurs pas souhaitable qu'on assiste à des interventions stéréotypées, car chaque crise nécessite une gestion propre et circonstancielle.

Cependant quelques éléments doivent être prédéterminés :

- l'autorité de la décision d'intervention du Comité de crise, pour les Etats membres de l'organisation sous-régionales ;
- les différentes situations pouvant nécessiter une intervention ;
- les différents mandats possibles ;
- les principes devant régir la mobilisation des troupes ;
- le financement des opérations en prenant en compte non seulement l'équipement mais aussi les hommes (soldes, indemnités en cas de blessure ou de décès) ;
- les principes devant régir l'organisation interne de la Force qui présente toutes les caractéristiques des armées nationales.

Ces quelques éléments doivent permettre de fonctionner plus rapidement et de façon plus sûre. Alors que, jusqu'à présent, les opération sont conduites par à-coup et avec une ligne directrice (mandat) parfois difficile à cerner : c'était le cas au Libéria quand l'ECOMOG a tenté de soutenir des factions contre Charles Taylor.

Ainsi l'Afrique de l'Ouest continuera à tenir son rôle de pionnière dans les mécanismes de gestion avancée des crises armées.

 

Bibliographie sélective

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Document CEDEAO publié dans Jeune Afrique, (1957), 14 au 20 juillet 1998, 27-28.
Différentes dépêches AFP, http://www.afp.com/go/franais/pays…

 

Notes

(1) Meledje Djedjro, « La guerre civile du Libéria et la question de l’ingérence dans les affaires intérieures des Etats », Revue Belge de Droit International, 1993, 411-413.

Voir aussi notre mémoire de maîtrise à l'Université Paris Nord (Villetaneuse) sur La crise libérienne : 1989-1995, publié sur notre site Internet : <http://roland.adjovi.free.fr>.

(2) Le conflit trouve son origine dans un différend opposant Ansumane Mane au président Vieira. Ce dernier aurait suspendu le premier de ses fonctions de chef d'état-major, le général Mane pour la simple raison qu'il serait mis en cause par un rapport parlementaire non encore rendu public, dans une affaire de trafic d'armes à la frontière avec le Sénégal, au profit des Indépendantistes Casamançais. Pour le général, ce ne sont là que de fausses allégations : c'est le président lui-même qui serait mis en cause par ce rapport. Pour cette raison, il se rebelle contre le pouvoir et obtient le soutien de la majorité des forces armées bissau-guinéennes.

(3) Jeune Afrique (1957) du 14 au 20 juillet 1998, p.28 : ces deux Etats sont intervenus dès le déclenchement de la mutinerie, 24 heures après à l’absence de conséquence régionale remarquée et de concertation régionale.

(4) Fatunde T., « Sierra Leone : La Cédéao écarte le recours à la force », Jeune Afrique Economie, (248), 15 septembre au 5 octobre 1997, p.74.

(5) Jeune Afrique (1957) du 14 au 20 juillet 1998, p.27.

(6) Cette analyse a été faite avant la survenance de l'Accord de paix du 1er novembre dernier à Abuja au Nigeria. Cet accord porte instauration d'un cessez-le-feu entre les parties, retrait des troupes sénégalo-guinéennes et déploiement à la frontière entre le Sénégal et la Guinée-Bissau d'une force d'interposition (ECOMOG) et enfin de l'organisation d'élections libres et démocratiques.

Dans ce contexte, on voit bien que la force n'intervient pas dans le conflit interne mais pour éviter les incursions entre ce pays et son voisin qui se débat dans une autre rébellion interne, celle casamançaise.

(7) Barry M. A. et Dorce F., « Lansana Kouyaté, Secrétaire exécutif de la Cédéao », Jeune Afrique Economie, (262), 13 avril au 3 mai 1998, p.127.

(8) C'est l'Article 43 de la Charte de San Francisco qui prévoit ces accords spéciaux liant l'organisation universelle à des Etats ou des organisations régionales, pour la fourniture de "forces armées", d'"assistance" et des "facilités […] nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationales". Pour l'état-major, il s'agit de l'Article 47 de ladite Charte : "comité d'état-major chargé de conseiller et d'assister le Conseil de sécurité pour tout ce qui concerne les moyens d'ordre militaire nécessaires au Conseil pour maintenir la paix et la sécurité internationales…"